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\appendix
\chapter{Les nouveaux mystères de Pearl Harbor}
\label{delpla2004}
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\chapterauthor{1995 / Inédit.}
\section{Présentation du manuscrit}
En deux heures, laviation japonaise détruit la flotte américaine du Pacifique. Après un demi-siècle, la querelle des responsabilités ne semble pas près de sapaiser. Manque de vigilance des commandants locaux ? Cynisme dun Roosevelt jouant à qui perd gagne ? Ces deux thèses saffrontent avec dautant plus dénergie quelles sont lune et lautre dune lourde invraisemblance. En 1991, le cinquantenaire a vu des manifestants réclamer la réhabilitation des officiers Kimmel et Short, limogés après la bataille, tandis que des juristes rooseveltiens prétendaient quen fait ils méritaient la peine de mort. Il est temps darrêter cette escalade passablement ridicule, et den venir à examiner les faits en dehors de toute polémique.
François Delpla, après avoir éclairé le jeu hitlérien à Montoire et à Dunkerque, reprend à zéro lenquête sur Pearl Harbor. Il replace lattaque dans le déroulement de la seconde guerre mondiale, analyse le jeu des différentes forces au Japon comme aux Etats-Unis et présente une explication entièrement nouvelle : Roosevelt a caché des choses, mais pas celles que lon croit. Il voulait certes entraîner son pays dans la guerre, mais uniquement contre lAllemagne, et il avait toutes chances dy parvenir au début de 1942. Dans le Pacifique, il ne cherchait donc quà calmer le jeu ; mais il avait déjà dangereusement dégarni les défenses américaines de ce côté et ne disposait plus, pour endiguer les ambitions du Japon, que dune combinaison de sanctions économiques, de promesses, de menaces et dhabileté retardatrice. A ce jeu de toute manière dangereux, il a fini par se prendre lui-même, faisant au dernier moment une erreur de calcul, tant sur la résolution du Japon que sur son aptitude à frapper immédiatement. Il pensait disposer encore de quelques jours pour tenter de fléchir lempereur, et nentendait pas les gâcher en mettant les bases trop nettement sur le pied de guerre. Analysant la conduite du Japon, le livre fait justice dune vision teintée de racisme, qui attribue à son peuple une agressivité et une duplicité congénitales -ainsi que des amalgames trop rapides avec lAllemagne nazie. Il démontre que, tout comme en Angleterre et aux Etats-Unis, il y avait là un parti de la paix, dont les chances de lemporter nétaient pas négligeables, et que la politique de Roosevelt tendait à favoriser. La lutte serrée des bellicistes et des pacifistes avait permis aux premiers dobtenir le départ secret dune flotte dattaque, que les seconds espéraient encore pouvoir rappeler.
Surestimant sa compréhension des milieux dirigeants nippons en général et de lempereur en particulier, le président américain na pas fait les bons gestes aux bons moments. Mais il a tout de même gagné beaucoup de temps et, surtout, soulagé lURSS, en pesant de tout son poids pour que le Japon nattaque pas la Sibérie en juillet 1941, à la suite de lattaque allemande en Russie dEurope. Il a donc bien, en un certain sens, attiré la foudre contre son propre pays, dune manière amplement justifiable par la nécessité de vaincre Hitler, mais difficilement avouable par les Etats-Unis pendant la guerre froide.
\section{Introduction}
Le 7 décembre 1941, à laube, dans la rade de Pearl Harbor, la flotte de guerre des Etats-Unis subit lassaut dune nuée de bombardiers japonais, acheminés près de là par des porte-avions sans avoir été repérés. Un document, pouvant sinterpréter comme une déclaration de guerre, est remis au gouvernement américain par des diplomates japonais une heure après le début de lattaque.Des centaines de livres ont été consacrés à cet événement.
Celui-ci est le premier en langue française, et lun des premiers qui ne soient pas en anglais. A lui seul, ce fait mérite une explication. Le sujet a été traité avant tout sous langle de la politique intérieure américaine. Il sagissait de savoir à quelle(s) carences(s) attribuer un succès aussi complet de la flotte combinée japonaise. Deux écoles se sont affrontées depuis le lendemain du désastre : lune brode sur les défaillances individuelles et collectives dun système militaire américain en sommeil depuis 1918, qui tentait de se revitaliser depuis quelques mois, dans la situation créée par les succès des armées allemandes contre la France, la Grande-Bretagne et lURSS.
Lautre école sintéresse exclusivement à laspect politique des choses. Elle essaye de démontrer que le président Roosevelt, désireux dentraîner dans la guerre un pays rétif, avait provoqué une agression japonaise pour y parvenir, et plus ou moins consciemment dirigé la foudre vers la base de Pearl Harbor, en sacrifiant celle-ci. On baptise cette école "révisionniste", et on parle à son propos de la conspiracy theory.
La controverse a pris de la vigueur en 1944 à loccasion des élections, les uns espérant en finir avec le long règne de Roosevelt et de son parti démocrate, les autres défendant sa personne et son action. Les enquétes et les procès se sont succédé tout au long de la campagne, mais la nouvelle victoire démocrate na procuré quun faible répit : le brutal décès du président, le 12 avril 1945, a incité certains républicains du Congrès à relancer la polémique. Au total, huit enquétes ont eu lieu, qui ont jeté au public une masse de documentation, autorisant les conclusions les plus contradictoires et nourrissant jusquà nos jours la querelle. Tous les débuts de décennies, notamment, ont vu fleurir les ouvrages, lorsque les commémorations ravivaient les plaies.
Le sujet mérite dêtre repris aujourdhui en raison méme des conditions dans lesquelles il a été jusquici traité. Une bataille qui a mis aux prises deux pays ne saurait être éternellement racontée du point de vue dun seul. A plus forte raison si cet événement prenait place dans un conflit planétaire. Il faut donc faire entrer en ligne de compte, et le point de vue japonais, et les rapports de forces entre toutes les grandes puissances.Peu dhommes ont eu au méme degré que Roosevelt la conscience des enjeux mondiaux de cette guerre. Lhistorien doit donc, pour mettre en lumière ses motivations, faire le tour du planisphère en se mettant dans la peau dun président américain.
Quant à lagresseur, sa politique est, le plus souvent, schématisée à lextréme. Le Japon nest pas présenté comme un pays, habité et gouverné par des hommes, mais plutôt comme une réalité physique, une sorte de gaz comprimé qui tend naturellement à lexpansion et à lexplosion. Tout au plus parle-t-on dune tendance pacifiste dans le gouvernement, incarnée un moment par le premier ministre Konoye, mais vite débordée et neutralisée par des militaires tout uniment agressifs.
Ce tableau mérite pour le moins de fortes retouches.Mais, pour décrire avec justesse les spéculations de Washington et celles de Tokyo, il faut aussi franchir les continents et les océans. Le Japon a des relations privilégiées avec lAllemagne : on la dit, et méme un peu trop, en refusant de voir à quel point le gouvernement nippon déçoit, sur des points fondamentaux, les attentes de Hitler. Précisément, à Pearl Harbor, il nest pas aisé de déméler dans quelle mesure le Japon satisfait lAllemagne et dans quelle me sure il la dérange. Quant aux Etats-Unis, leur partenaire principal est lAngleterre et, là aussi, on a sous-estimé les contradictions et les conflits dintéréts, particulièrement nets dans locéan Pacifique, à propos duquel la correspondance entre Roosevelt et Churchill connnaît ses plus beaux orages.
Une théorie est apparue récemment, suivant laquelle le rôle du premier Britannique a été déterminant dans la genèse de Pearl Harbor, soit quil ait par des informations spéciales entraîné le 26 novembre un raidissement de lattitude américaine (version de Layton \#1), soit au contraire quil ait caché ces mémes informations et trahi Roosevelt pour mieux lentraîner dans la guerre (version de Rusbridger \#2). La deuxième théorie est manifestement fausse, la première plus digne dexamen, mais toutes deux ont le mérite dattirer lattention sur lattitude britannique, direction de recherche jusque là trop négligée.
Le facteur soviétique, enfin, est déterminant. Pearl Harbor survient six mois après une autre attaque-surprise, celle de Hitler contre lURSS, le pays immense, au régime politique honni de tous les autres, qui sépare lAllemagne et le Japon. Lévolution de ce théâtre dopérations, la perception quon a de son avenir et les souhaits quon formule à cet égard dans les diverses capitales ne peuvent rester sans influence sur les événements du Pacifique, et cependant peu douvrages établissent un lien, ne serait-ce quentre lexpédition de Pearl Harbor et leffort strictement contemporain de Hitler pour prendre Moscou avant lhiver \#3.
On peut dater de 1985 le début dun renouvellement dans les études sur lagression japonaise. Cette année-là, louvrage de lamiral Layton abordait de façon neuve, comme on la dit, le rôle de la Grande-Bretagne, mais il donnait aussi sur toute la crise américano-japonaise le point de vue argumenté dune personne bien renseignée, qui avait vécu les événements à Pearl Harbor méme et fréquenté par la suite les archives, notamment celles qui ont été ouvertes en 1979. En 1986, le livre regroupant les papiers du général Marshall \#4, sil savère peu éclairant sur les faits et gestes du chef supréme américain dans la période précédant lassaut, a permis de préciser son état desprit, en donnant notamment le récit dune réunion secrète entre lui et quelques journalistes, le 15 novembre 1941.
Pendant la méme période, un historien américain dorigine japonaise, Akira Irye, a livré un travail de réflexion \#5, alors que ses confrères japonais en étaient restés à létablissement des faits. Mais deux publications toutes récentes ont apporté plus encore. Elles ont bouleversé le champ documentaire, jusque là écrasé par les quarante volumes des enquétes officielles. Il sagit dabord des Pearl Harbor Papers \#6. Gordon Prange avait écrit louvrage sur Pearl Harbor \#7 qui présentait le mieux le versant japonais des choses. Lauteur avait pu létudier à loisir sur place dans limmédiat après-guerre, recueillant beaucoup de documents et de témoignages.
Treize ans après sa mort, ses collaborateurs Donald Goldstein et Katherine Dillon se sont décidés à publier intégralement les textes quil navait fait que citer, signés notamment du concepteur et chef de lattaque, lamiral Yamamoto, et de celui qui avait mis au point tous les détails, le commandant Genda. Cela donne un livre passionnant et, à bien des égards, très neuf.
Le point de vue américain, lui aussi, a été renouvelé par un livre, celui du juriste Henry Clausen, chargé en 1945 dune importante enquéte, avec de grands pouvoirs dinvestigation. Ses procès-verbaux figuraient dans lun des quarante volumes officiels mais ils avaient été assez peu remarqués. En 1992, il publie un récit très vivant de ses interrogatoires \#8, ajoutant beaucoup de détails sur létat desprit des militaires américains qui en étaient lobjet. Cest là, enfin, le fil dAriane qui permet de se repérer dans le maquis des enquétes de 1944-46, den lever les contradictions et de se faire une idée claire dun certain nombre de faits, méme si on ne partage pas toutes les conclusions de lauteur.
Le présent livre est né de la lecture de ces travaux, et de la constatation quaucun ne parvenait à changer notre vision des choses - alors que tous fournissaient des matériaux pour cela. Peu à peu sest dégagée une image nouvelle, et une explication inaperçue a pris forme. Elle ne lève pas toutes les interrogations et en suscite de nouvelles. Mon ouvrage ne se veut pas un jugement définitif, mais un jalon dans une controverse qui nest pas près de se terminer, et une invitation à faire surgir de nouveaux documents - particulièrement au Japon et dans certains pays neutres comme lEspagne ou la Vatican.On ne trouvera pas, ici, beaucoup de dépouillements darchives inédites.
Cest que lhistoire de Pearl Harbor souffre plutôt, à cet égard, dun trop-plein que dun manque. A moins quil ne sagisse de pièces qui pourraient être vraiment éclairantes, montrant les renseignements parvenus aux directions britanniques et américaines sur les mouvements de la flotte et de laviation japonaises. Mais elles semblent, du côté américain, avoir été détruites et, du côté britannique, rester hermétiquement secrètes.
Le gouvernement anglais a bien, en 1993, pour faire pièce aux accusations lancées contre Churchill, autorisé la consultation de nouveaux dossiers : ceux-ci ont été visités pendant la rédaction de ce livre et en ont enrichi certains aspects, mais sur les positions des forces armées japonaises ils sont parfaitement muets - ce qui veut dire quon nous cache encore quelque chose car, si le premier ministre ignorait la menace pesant sur Pearl Harbor, il était certainement informé dautres déplacements de soldats nippons.
Ce livre est, enfin, lun des premiers à ne pas sautoriser dune participation quelconque de son auteur aux événements ou à leurs suites immédiates. En effet, de Morrison à Clausen en passant par Prange, Layton et la bibliographie britannique, les ouvrages de base ont presque tous été signés ou cosignés par des militaires, chargés de missions diverses sur le théâtre du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale, ou juste après. Il est temps, sans doute, quune génération de purs historiens prenne le relais et que la participation aux événements cesse dêtre un sésame.
Parmi les personnes qui mont aidé dans ce travail dun conseil ou dun avis, méme et surtout critique, achivistes, historiens, éditeurs, journalistes, je tiens à remercier particulièrement ceux dont la fidélité a prouvé un attachement sans faille à la libre recherche historique.
Notes :
\#1 Edwin T.Layton, Roger Pineau et John Costello, And I Was There, New-York, 1985. \#2 J. Rusbridger et E. Nave, Betrayal at Pearl Harbor / How Churchill lured Roosevelt into WW II, New-York 1991, tr. fr. La trahison de Pearl Harbor / Comment Churchill entraîna Roosevelt dans la guerre, Pygmalion 1992.
\#3 Une heureuse exception : Stanley Weintraub, Long Days Journey into War, Truman Talley Books-Dutton, 1991. Le livre souvre sur une carte du front russe et rappelle fréquemment ce qui sy passe.
\#4 The Papers of George Catlett Marshall, vol. 2 "We Cannot Delay", Johns Hopkins, 1986.
\#5 particulièrement The Origins of WWII in Asia and the Pacific, New-York, 1987.
\#6 The Pearl Harbor Papers, publiés par Donald M. Goldstein et Katherine V. Dillon, Brasseys, 1993.
\#7 Gordon W. Prange, Donald M. Goldstein et Katherine V. Dillon, At Dawn We Slept, McGraw-Hill Book Company, 1981. Lédition utilisée est celle de 1991, avec une postface de D. Goldstein et K. Dillon, Penguin Books.
\#8 Henry C. Clausen et Bruce Lee, Pearl Harbor Final Judgment, Crown Publishers, 1992 et Leo Cooper, 1993. cité par G. Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Laffont, 1990, p. 967-968. cf. Henry C. Clausen, op. cit., p. 189.
\section{Sommaire}
Prologue, La base de Pearl Harbor
Chapitre 1, Deuxième guerre, première année (situations et personnages)
fascisme et agression / lexception hitlérienne / vers la guerre / ouvertures de paix et diversion finlandaise / attaque au nord puis à louest ,, armistice en mai ? / lAngleterre isolée / dirigeants de juillet 1940 : Churchill , Hitler , Pétain , de Gaulle , Staline , Mussolini
Chapitre 2, Contradictions américaines
Roosevelt / une politique changeante mais ferme / une pédagogie du signe
Chapitre 3, Le versant du Pacifique
la croissance japonaise / une histoire répétitive / la pause des années vingt / Roosevelt et le Japon / Catroux, Pétain et lIndochine
Chapitre 4, Le terrible été 40
la fatale hésitation de Hitler / Négociation sur les destroyers et les bases / des Dominions contestataires / Accord sur les destroyers et les bases / genèse du pacte tripartite
Chapitre 5, Quelques pas avec lAllemagne
Washington et le pacte tripartite / le mirage de la paix en Chine / 11 novembre : des fils se nouent
Chapitre 6, Quand Roosevelt penche vers lAtlantique
le prêt-bail / Churchill-Roosevelt : les véritables débuts dune entente / spéculations allemandes / Matsuoka à Berlin / létape moscovite / Matsuoka et lAmérique
Chapitre 7, Linvasion de lURSS et ses contrecoups
nouveaux dilemmes à Tokyo / antinazisme et anticommunisme / la réaction du Japon / témérité aux Philippines / vers la rencontre de lAtlantique
Chapitre 8, La conférence de lAtlantique et la chute de Konoye
pas encore alliés et déjà rivaux / fixer des limites au Japon / de Konoye en Tojo
Chapitre 9, Le modus vivendi ou la paix presque sauvée
lopportune retraite du général Dill / le "modus vivendi" : volte-face à Washington / Explosion téléphonique / Le message de Yamamoto / un inédit révélateur
Chapitre 10, Pearl Harbor
Les War warnings du 27 novembre / Jeu de cache cache diplomatique / Roosevelt a-t-il ou non promis ? /, la clé est-elle à Vichy ? / dernier message à lempereur / Cependant, à Tokyo... / lexécution
Chapitre 11, La manoeuvre des Etats-Unis
les points communs des versions rivales / la curieuse historiographie du 26 novembre / durcir le ton, et après ? / et si lalerte avait été donnée ? / calme militaire et fébrilité diplomatique / lespoir que Tokyo recule / un rapport de Halifax / les messages "Vent" / la disparition des porte-avions / mais enfin, que savait-on ? / les dessous du message à lempereur
Chapitre 12 , Les attentes du Japon
décision à Tokyo ? / que cherche au juste le Japon ? / les ambiguïtés de Yamamoto / la mission de la force dattaque / la "question Nagumo" / gros mensonge nippon à Berlin / les derniers jours
Chapitre 13, veillée darmes à Washington
perspicaces et passifs / ce qui est clair et ce qui ne lest pas / Circonscrire la zone de flou / Pearl Harbor, et après ? / les leçons dun défaut dalerte / petite force réelle contre grande force potentielle / lalerte était adéquate...le 27 novembre / Justice pour Kimmel et Short ?
\section{Conclusion}
Loin dêtre une réussite de Roosevelt, lattaque de Pearl Harbor est un raté de sa politique.
Les théories de la "conspiration" manquent de la rigueur la plus élémentaire. Elles amalgament des faits de natures et de dates diverses. Sans souci de la chronologie, elles mélangent le texte du 27 novembre qui exprime le souhait que les Japonais tirent les premiers, et lattitude des dirigeants américains au soir du 6 décembre, peu pressés davertir leurs armées alors que le président vient de comprendre que la guerre est là. Les deux situations sont pourtant bien différentes.
Le 27, on est au début du processus de rupture et les Américains redoutent que le Japon, qui avait primitivement fixé au 25 la date-limite des négociations puis lavait reculée au 29, ne réagisse violemment à la note abrupte quils lui ont assénée le 26. De cette situation limpide, on passe en dix jours à la confusion la plus complète. En faisant attendre sa réponse, le Japon use les nerfs des dirigeants civils et militaires, dans les pays qui peuvent sattendre à une attaque, et crée dans lesprit de Roosevelt de nouveaux espoirs de compromis, à un moment où la puissance hitlérienne atteint son zénith, nayant pas encore reculé devant Moscou et venant dobtenir, à lautre bout de léchiquier, un succès retentissant avec la mise à la retraite du général Weygand.
Cest pour sauvegarder les chances dune paix au moins provisoire dans le Pacifique que le président se garde de tout geste belliqueux, dans une situation que le branle-bas des troupes japonaises fait apparaître plus dangereuse que celle du 27 novembre, même si, très vraisemblablement, personne à Washington ne voit venir le coup contre Pearl Harbor. Limprobabilité, et de laudace japonaise, et de la progression incognito dune pareille escadre pendant plus dune semaine, reste à ce jour la seule explication plausible dune surprise aussi complète, sur laquelle les Japonais eux-mêmes ne comptaient pas. Mais la passivité des Américains nest guère moindre dans des secteurs quils savaient menacés.
Cest que Roosevelt spécule, plus que jamais, sur une victoire à Tokyo des éléments pacifistes. Il nest pas pressé davertir ses bases car il est en correspondance, par diverses voies, avec lempereur, et pour lui ceci exclut presque cela. Doù son emportement durable, et certainement sincère, contre la traîtrise de ladversaire. Il est persuadé quil a été joué par une partie, au moins, des Japonais qui comme lui se démenaient au dernier moment pour obtenir un accord.
Ce calculateur, qui écrivait peu et se confiait moins encore, a emporté avec lui le secret de ses ultimes délibérations, mais on a toutes raisons de penser quil a adopté une attitude passive pour aider les pacifistes nippons. Son pays apparaissait à la fois épris de paix, peu armé, peu entraîné et soucieux de tourner ses forces contre Hitler, bref absolument pas prêt, dans le Pacifique, à une riposte. Mais de toutes ces faiblesses il se faisait une arme dissuasive, espérant faire mesurer aux Japonais à quel point une attaque de leur part, surtout par surprise, aurait un rendement négatif : ils avaient dun côté lespoir de détruire des équipements, pour la plupart, anciens, de lautre la certitude de sattirer les foudres de la première nation industrielle du monde, au moment précis où elle mettait en route une immense production darmes, tout entière destinée à faire plier lAllemagne.
Le Japon est, effectivement, bien hésitant. Ce quil faut à présent contester, cest la théorie de la conspiration japonaise, qui na pas trouvé, elle, de Prange ou de Wohlstetter en travers de sa route. Lattaque de Pearl Harbor est conçue, imposée et menée par un adversaire de toute guerre contre les Etats-Unis, lamiral Yamamoto. Ce nest pas un pacifiste inconditionnel mais un chef clairvoyant, qui mesure limpossibilité de vaincre lAmérique et pense que son pays a des cartes beaucoup plus sûres à jouer. Son attaque est donc le résultat, non de son agressivité, mais de ses rapports avec les militaires bellicistes. Obligé de proposer quelque chose, il lance le défi le plus fou, espérant jusquau bout que le projet se brisera sur lun des obstacles qui hérissent sa route. On ne peut donc parler dune traîtrise des Japonais, en général. Ils sont entraînés par leurs luttes internes. Les éléments les plus agressifs sont précisément ceux qui préféreraient des attaques parfaitement prévisibles, au voisinage de la Chine, plutôt quun coup déclat contre la grande puissance doutre-Pacifique. Les Américains, qui connaissent à peu près bien les rapports de forces à Tokyo, nont aucune raison de supposer que ce sont leurs amis qui leur préparent la plus amère des potions, et leur manque de vigilance à Pearl Harbor, alors quils sont si attentifs dans la zone de listhme de Kra, sexplique avant tout par là.
En définitive, le responsable est bien Hitler... mais non pas en vertu dune autre théorie conspiratrice, qui verrait partout la main de Berlin. Roosevelt, angoissé et révulsé par la progression nazie en URSS, a fait au deuxième semestre de 1941 des pas de géant vers la guerre, lui qui en faisait auparavant de si mesurés. Son principal engagement est dans lAtlantique, et il laisse dans le Pacifique des forces bien inférieures à celles de ladversaire éventuel. Le Japon est tenté den profiter pour régler enfin l"incident chinois", en coupant toutes les voies de ravitaillement de Tchang. Les Etats-Unis ne peuvent ni se désintéresser de laffaire, ni y investir de gros moyens, doù ce processus mêlant les négociations, les sanctions économiques et les cliquetis darmes -processus dangereux qui conduit finalement à une explosion.
Le résultat nest pas mauvais pour les Etats-Unis, si on regarde au-delà des premières pertes. Il a été obtenu par des moyens en partie inavoués - et, sur le moment, inavouables, par un jeu subtil auquel les membres sourcilleux du Congrès nauraient pas souscrit sans des palabres qui auraient fait évaporer toute subtilité. En raison dune particularité de la démocratie américaine, qui ne prévoit aucune possibilité de reporter les élections, même en temps de guerre, des enquêtes ont eu lieu très précocement, à un moment où on ne pouvait tout dire. Puis la mort subite de Roosevelt a fait disparaître le témoin principal et la seule personne qui, en assumant ses responsabilités et en expliquant sa conduite, aurait pu permettre quon fît toute la lumière. Le faire après son décès aurait relevé de lingratitude envers un mort, aurait fait passer le parti démocrate pour un ramassis dopportunistes reniant leur sauveur, et aurait troublé la conscience nationale en jetant le doute sur la limpidité de lentrée en guerre.
Doù la cristallisation du débat en deux écoles sectaires, chacune tirant parti des zones de flou du dossier - lune pour privilégier une des rares responsabilités claires et distinctes, celle de Kimmel et de Short négligeant leurs défenses antiaériennes, lautre pour prêter à Roosevelt et à Marshall un plan diabolique. Dans les deux cas aux dépens du Japon, dont tous présentaient lagressivité comme une donnée constitutive. Il est temps de dépasser ces querelles enracinées dans la politique partisane, et décrire lhistoire en tenant compte de toutes les données : il y avait au Japon et dans le Pacifique, en novembre 1941, un entrelacement de forces dont lattaque de Pearl Harbor nétait quun des résultats possibles.
La présente étude ne se veut pas, contrairement à beaucoup de ses devancières, un "jugement final", puisquau contraire elle avoue se heurter à de "nouveaux mystères". Ils portent sur les attentes exactes de Roosevelt, sur son probable dissentiment avec Marshall dans la nuit du 6 au 7, sur ses tractations de dernière minute avec les pacifistes japonais : la négociation initiée par le pasteur Jones est assez bien connue dans son versant américain, mais on ne sait rien de son traitement par les dirigeants de Tokyo. Il serait également intéressant de savoir pourquoi le message de Roosevelt à Hiro-hito, qui devait passer par-dessus la tête de Tojo, est finalement porté par lui, avec une lenteur protocolaire qui lempêche davoir le moindre effet sur le cours des choses aux îles Hawaii.
Certes, le surgissement de nouvelles archives sur les renseignements obtenus par lAngleterre ou les Etats-Unis à propos des mouvements de la flotte japonaise ne saurait laisser lhistorien indifférent - mais là nest sans doute pas le plus intéressant quon puisse attendre, dans lavenir, dune plus grande transparence des gouvernements et des conservateurs. Car il paraît acquis que les militaires des deux camps ont fait consciencieusement leur travail de camouflage de leurs propres mouvements et despionnage de ceux de ladversaire : il y a eu dans ce domaine des erreurs, mais aucune espèce de trahison. Sur le plan diplomatique en revanche, on a tout lieu de soupçonner un véritable jeu à trois, entre le gouvernement américain et les deux tendances japonaises. Jusquà quel point celles-ci se sont-elles séparées ? Jusquà quel point les Américains lont-ils cru ? La question du modus vivendi, en particulier, na sans doute pas fini de rebondir. Il est tout de même stupéfiant que cette recherche dun accord provisoire soit initiée simultanément, au début de novembre, dans les deux pays, que des textes similaires ou proches soient élaborés jusquà la veille de lattaque et quaucune mise en commun nait jamais eu lieu, à notre connaissance, sinon le 3 décembre par lintermédiaire du pasteur Jones. Les pages caviardées du journal de lambassadeur Grew devraient contenir une bonne partie des chaînons qui, de toute évidence, sont actuellement manquants.
La "leçon de Pearl Harbor" a longtemps été tirée de manière étroite. On sest demandé comment perfectionner les systèmes dalarme et la coopération entre le renseignement et laction - doù, en particulier, la naissance de la CIA. On a projeté le cas du Japon sur celui de lURSS, puis sur telle zone agitée du Tiers-monde, en se demandant comment réagir à temps si un adversaire foncièrement hostile, mais craignant la puissance américaine, jouait sa chance dans une attaque brusquée.
A présent, il est temps de se rendre compte que le problème est plus complexe, et plus intéressant. Loin de se réduire à la surveillance dun agresseur potentiel, il consiste à maîtriser une équation aux inconnues nombreuses. Beaucoup de pays sont concernés, en dehors de lagresseur et de la victime. La situation historique la plus ressemblante appartient en fait au passé : cest le déclenchement de la première guerre mondiale, en juillet-août 1914. Cinq grandes puissances ont beaucoup joué à se menacer, puis au dernier moment leurs dirigeants politiques prennent peur, voudraient tout arrêter et se précipitent sur les freins, mais ils ne répondent plus, les forces armées ayant pris la parole et nentendant pas y renoncer de sitôt. La différence est quen 1941 une guerre mondiale dure déjà depuis deux ans : les 90\% dhabitants de la planète, pour reprendre le chiffre de Roosevelt, qui ny avaient aucun intérêt sont à présent bien forcés de sen mêler, ou du moins une majorité dentre eux, pour remettre en question le triomphe nazi.
Lapaisement dans le Pacifique avantagerait toutes les grandes puissances présentes dans cet océan. Cest le dernier succès de Hitler davoir, principalement au moyen du pacte tripartite, semé là-bas une zizanie que lenchaînement des menaces, des sanctions et des préparatifs na pas permis, en définitive, de surmonter. Mais les paroles et les actes de Roosevelt, dissuadant le Japon dépouser la cause nazie et dattaquer lURSS, aboutissent à ce quil lance une attaque-surprise, non concertée avec Hitler, alors que les négociations américano-nippones ne sont pas encore rompues. Or, à cette époque, la traîtrise est une spécialité allemande : la propagande américaine peut facilement attribuer lattentat à linfluence de Hitler, et souder ainsi le pays contre lensemble des forces de lAxe. Le dictateur allemand, en essayant dutiliser le Japon pour fixer dans le Pacifique les forces américaines, a finalement attiré contre lui-même une foudre vengeresse.
\rauthor{le 17 octobre 2004}
La mise en ligne du texte intégral aura probablement lieu fin 2005.